Agressions sexuelles dans l’Église : l’angle mort des victimes majeures
Relancée par une vague de libération de la parole en France, la question d’une indemnisation pour les victimes majeures divise toujours l’Église. Début avril, l’Assemblée plénière annuelle des évêques de France s’est penchée sur la question.
Par Alice Sacco
Publié le 8 avril 2025

Les évêques de France en Assemblée à Lourdes, le 1er Avril 2025 / REUTERS
Dans le petit village du Mesnil Saint Loup, à 22 km de Troyes, Soeur Samuelle, mosaïste catholique, vit en ermite depuis sept ans. “C’est arrivé par accident, confie-t-elle, ce n’est pas un mode de vie auquel je me prédestinait mais je ne peux plus vivre dans une communauté religieuse.”
Vingt ans plus tôt, elle est victime de l’emprise psychologique de la Fraternité monastique de Jérusalem et subit des abus à caractère sexuels de la part du jésuite et mosaïste Marko Rupnik. En 2023, l’impossible se produit. Une femme, Gloria Branciani, accuse publiquement le religieux pour des faits similaires. Soeur Samuelle sort enfin du silence et raconte son histoire. “J’ai pris beaucoup de temps avant de témoigner, confie-t-elle. Dans l’Église, la voix d’une personne majeure compte moins que celle d’un mineur. Et pour une femme, c’est encore pire.”
Dans son atelier, la religieuse hache des tranches de bois dont elle remplit les entailles avec de la feuille d’or. Un pansement doré qu’elle appelle “Réparation artistique”. Derrière sa monture ronde, l'œil est rieur : “Je passe mes jours à recoller des morceaux, au sens propre et figuré. Mais je n’attends plus rien de l’Église.” Malgré les demandes d’indemnisation, les preuves d’une emprise psychologique sont difficilement vérifiables et l’espoir d’une réparation financière s’éloigne avec le temps.
"Un problème de neutralité"
En France, Soeur Samuelle n’est pas la seule dans l'attente d’une indemnisation. S’il existe depuis 2021 une instance nationale de reconnaissance et de réparation (INIRR), cette dernière ne s’adresse qu’aux victimes mineures au moment des faits. Précipitée par l’Affaire Bétharram et les révélations autour de l’Abbé Pierre, la question de la création d’un dispositif pour les victimes adultes s’est posée du 1er au 4 avril 2025, à l’occasion de l’Assemblée plénière des évêques de France à Lourdes.
Question évacuée dès le premier jour, où l’idée a été écartée. L’accompagnement s’organisera, comme c’est le cas déjà, dans des cellules d’écoute diocésaines. “Ça pose un vrai problème de neutralité et de conflit d'intérêt, s’indigne Maître Aymeric Bézenac, avocat au barreau de Paris et membre depuis cinq ans du collectif Agir pour Notre Église. Les évêques gardent la main sur les cellules d’écoute et ont le pouvoir d’enterrer les témoignages qu’ils ne souhaitent pas rapporter à la justice civile.” Le frein, dit-il, serait d’abord d’ordre culturel: “L’Église a tendance à pardonner au prêtre qui n’a pas su maitriser ses pulsions plutôt qu’à une femme, perçue comme la tentatrice”, avance l’avocat.
Mais ce refus cache surtout de forts désaccords au sein de l’Église, en particulier à propos de l’indemnisation. En témoigne une lettre écrite par Mgr. Vuillemon, évêque du Mans, envoyée à tous les diocèses français au cours de l’Assemblée, dans laquelle il appelait à la prudence des diocèses et s’opposait à la réparation financière des victimes majeures. “Elle doit être gardée à des situations exceptionnelles, écrit-il, et ne peut être demandée sur simple déclaration lorsque le minimum de la justice, le droit au contradictoire, n’est pas respecté”.
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Plutôt qu’une indemnisation, les évêques proposent le recours à une médiation. Définie dans leur texte comme “un outil à la disposition de l’évêque, entre la personne plaignante d’une part et le mis en cause d’autre part”, elle existe déjà dans les cellules d’écoute, mais reste exceptionnelle. “Telle qu’elle existe aujourd’hui, c’est une médiation pour se mettre d’accord sur la hauteur de haie entre deux voisins qui ne s'entendent pas”, plaisante Mélanie Debrabant, fondatrice en 2024 de l’association Fraternité Victimes. Médecin généraliste et maman de trois enfants en bas âge, elle a fait du recours à la médiation son cheval de bataille : “C’est dangereux et injuste pour deux raisons. Déjà, la victime se retrouve sur un pied d’égalité avec son agresseur, et surtout, le dispositif est laissé à la libre appréciation du diocèse. J’imagine que ceux dont les finances ne se portent pas bien seront un peu plus restrictif sur l’accompagnement à mener”.
Et ils sont nombreux. Déjà, en 2021, la Conférence des Évêques de France annonçait qu’un tiers des 90 diocèses français connaissaient une situation économique critique.
Une solution sans-fil
Au dernier étage du diocèse de Nanterre, dans un bureau avec vue sur le parking, Père Vandenbeusch patiente. Responsable de la cellule d’écoute, il attend le retour de son évêque, Mgr. Rougé. Ensemble, ils décideront des changements à apporter pour mettre en application le dispositif de médiation proposé à Lourdes. “Je ne pense pas que ça changera grand chose, confie-t-il, on apprendra sur le tas, comme on a toujours fait.”
Ex-otage de l'organisation terroriste Boko Haram, le vicaire général avait été propulsé en 2020 à la tête de la cellule d’écoute nanterrienne sans recevoir de formation particulière. “Le but initial était très clair. C’était un moyen d’annoncer que l’Église s’organisait, que ce n’était pas une offense de parler.” Active depuis bientôt dix ans, la cellule est joignable par téléphone de jour comme de nuit et a accompagné 30 victimes en 2024. Mais d’après le Père Vandenbeusch, les appels sont bien plus fréquents. Et les profils, souvent inattendus. “On a de tout, dont des victimes agressées en dehors du cadre ecclésial mais qui souhaitent se confier à l’église. Une fois, on a même eu une membre de l’équipe florale de notre paroisse qui a appelé pour se plaindre d’un collègue.”
Les conclusions de la conférence des évêques de France vont-elles enfin améliorer la situation? Le sujet, en tous les cas, semble irrémédiablement secondaire. “On devait parler de tout ça avec l'évêque, martèle Père Vandenbeusch, mais malheureusement, il a dû partir à Rome en urgence pour suivre les hommages au Pape François”. AS
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